Ils ont écrit

Charles Juliet


 Michel S. est peintre. Nous avons le même âge. Son père ayant été tué en 1940 pendant la guerre, il a été admis aux enfants de troupe en tant que « pupille de la nation ». Sept ans aux Andelys, puis à Autun. Quand il avait quatorze ans, sa mère s’est remariée et il a sombré dans une dépression qui l’a envoyé pendant un an à l’hôpital.

 Aux Andelys, il dessinait déjà beaucoup. Le dessin lui permettait de s’isoler, d’échapper au groupe. Puis son attirance pour la peinture s’est précisée.

 A dix-neuf ans, le premier jour de sa présence dans une école des Beaux-Arts, lors d’un « atelier de modèle vivant », il a été terrassé par une émotion qu’il n’a jamais oubliée. La femme d’une soixantaine d’années qui posait était nue. Il n’avait jamais vu une femme dans son plus simple appareil et il imaginait sa mère, sa grand-mère en une telle situation. Il était bouleversé et en même temps « concerné au plus profond ».

 La vue de cette femme a-t-elle déterminé ce qu’il a peint pendant cinquante ans ? Ou bien a-t-elle simplement joué un rôle de révélateur ? Le fait est qu’il a pratiquement toujours traité le même sujet : une femme nue en différentes positions, le plus souvent debout et de face, portant parfois un déshabillé transparent. Pour peindre, il a toujours besoin d’un modèle et on peut se demander si celui-ci a pour fonction de réactiver l’émotion qu’il a éprouvée le jour de ses dix-neuf ans en voyant une femme nue.

 Il a été remarquablement entouré et épaulé par sa femme qui lui a fréquemment servi de modèle. Avec cinq enfants, ils ont longtemps tiré le diable par la queue. Ils ont maintenant quatorze petits-enfants, et un arrière-petit-enfant.

 Il a enseigné dans des écoles des Beaux-Arts, et a même été directeur de l’une d’elle pendant neuf ans.

 En tant que peintre figuratif, toujours à contre-courant, il a souvent essuyé critiques et moqueries, mais il n’a jamais trahi la nécessité qui l’habitait. Et maintenant, si l’on mettait en présence son œuvre et celles des peintres qui le traitaient de ringard, je suis convaincu qu’il n’aurait pas à redouter cette confrontation.

 Cependant, il a un gros problème. Il s’est tenu à l’écart des galeries marchandes, n’a jamais cherché à vendre ses toiles, et maintenant, la plus grande part de son œuvre est rangée sur des rayons de son atelier, et il ne sait trop ce qu’elle va devenir. Elle mériterait pourtant d’être connue, car c’est une œuvre de qualité. Personnelle, singulière, elle est née d’un grand talent, d’une profonde nécessité, et elle a le pouvoir de toucher autrui. Mais il est vrai qu’en peinture où la sensibilité prévaut, il est bien difficile de cerner ce en quoi réside la valeur d’une œuvre.


                                                                        dans « Gratitude »

                                                                     journal IX 2004-2008

                                                                       éditions P.O.L 2017